Safety is an illusion – texte intégral

Safety is an illusion ✖
Réflexions sur l’accountability

Texte traduit de l’anglais sans l’aimable autorisation de son auteure, Angustia Celeste

Nous avons choisi de traduire et d’inclure ce texte car il nous semble ouvrir des perspectives intéressantes sur la façon dont nous abordons les violences dans nos communautés. À travers ce texte, nous souhaitons avant tout requestionner nos modèles de gestions des violences et leur systématisation. Il ne peut y avoir de modèle qui s’applique à toutes les situations, et nous devrions en permanence questionner nos façons de faire et essayer de les améliorer.

UnE amiE m’a demandée d’écrire ce texte sur l’accountability 1 dans les communautés radicales étant donnée l’expérience que nous avions acquise à travers nos années de luttes contre la culture du viol. Sauf que je ne crois plus en l’accountability. Notez que ma colère et mon désespoir face à ce modèle sont proportionnels à mon degré d’implication passée. L’accountability est pour moi comme unE ex-amantE pleinE de ressentiment et je n’ai jamais connu ni l’un ni l’autre… ces 10 dernières années, j’ai vraiment essayé de faire en sorte que cette relation marche. Mais vous savez quoi ?
L’accountability dans les communautés radicales n’existe pas, car il n’y a pas de communauté : pas quand il s’agit d’agression sexuelle et d’abus. Faites un sondage un jour, et vous verrez que nous ne sommes pas d’accord. Il n’y a pas de consensus. Dans ce contexte, la communauté est un terme mensonger, fréquemment invoqué, souvent utilisé à tort et je ne veux plus en faire partie.
Je pense qu’il est temps d’arrêter de jouer à ces faux jeux linguistiques et de retourner à l’ancien modèle. Je regrette les jours où casser la gueule de quelqu’unE et le/la faire partir de la ville par le prochain train était considéré comme quelque chose de raisonnable. Au moins, c’était un échange clair et honnête. J’ai passé trop de temps aussi bien avec des survivantEs que des agresseurEs qui se noyaient sous un déluge de mots qui ne permettaient pas de guérir et qui n’étaient même pas cathartiques.
Je n’en peux plus que le langage de l’accountability soit utilisé pour créer les catégories mutuellement exclusives de « taréE » et de « victime ». Je trouve que parler de « survivantE » et d’ « agresseurE » est stigmatisant car cela ne retranscrit pas toutes les façons dont une agression est une dynamique entre des parties (bien que j’utilise ces termes ici parce que nous en avons l’habitude).
Les anarchistes ne sont pas immunisés contre les dynamiques d’abus – nous pouvons au moins être d’accord sur ça – mais je me rends de plus en plus compte que nous ne sommes pas capables de nous protéger les unEs les autres [to keep each other safe].
Promouvoir des modèles de consentement mutuel est un bon début, mais ce ne sera jamais suffisant face à la socialisation de genre et la monogamie : les mensonges de l’exclusivité et l’attrait de « l’amour » comme propriété sont bien trop forts. Les genTEs recherchent ces niveaux d’intensité quand l’histoire d’amour est nouvelle, que l’obsession de l’intimité est quelque chose qui leur fait du bien, puis, ils ne savent pas comment gérer quand ce moment s’estompe et que ça tourne au vinaigre..
Le truc avec le patriarcat, c’est que c’est super envahissant. Et le truc avec le fait d’être anarchiste ou d’essayer de vivre libre, farouche [fierce], et sans faux semblant, c’est que ça ne nous préserve pas de la violence. Nous ne pouvons créer aucun espace qui soit exempt de violence dans un monde aussi ravagé que celui dans lequel nous vivons. Le fait que nous puissions ne serait-ce que penser que ce soit possible ne fait que mettre à jour nos privilèges. Notre seule marge de manœuvre réside dans la façon dont nous négocions et dont nous utilisons le pouvoir et la violence.
Je veux insister là-dessus. Il n’y a pas d’espace safe au sein du patriarcat ou du capitalisme étant donnée toute la domination classiste, raciste, hétéro-normative, sexiste (etc.) sous laquelle nous vivons. Plus nous prétendrons et plus nous essaierons de faire en sorte que la sécurité [safety] puisse exister à un niveau communautaire, plus nos amiEs et nos amantEs seront trahiEs et déçuEs lorsqu’ielles feront l’expérience de la violence et qu’ielles ne seront pas soutenuEs. A l’heure actuelle, nous tenons de beaux discours, mais nous n’en voyons pas le résultat.
Le modèle actuel pose de nombreux problèmes. Les expériences très différentes d’agression sexuelle et de relation abusive sont mises dans le même panier. Les processus d’accountability encouragent la médiation plutôt que la communication directe, et puisque le conflit est évité, la communication la plus franche n’a pas lieu. La confrontation directe est une bonne chose ! L’éviter ne permet pas de nouvelles compréhensions, d’extériorisation cathartique ou d’éventuel pardon auquel les échanges face-à-face peuvent mener.
Nous avons mis en place un modèle où toutes les parties ne sont encouragées qu’à négocier la façon dont ils vont partager l’espace ou ne plus avoir à se croiser. Des demandes et des promesses impossibles sont faites et, au nom de la confidentialité, des limites sont posées sur la base de généralités. Gère ton problème mais tu n’as pas la possibilité de parler précisément de ce qui s’est passé, et vous ne devez pas vous parlez touTEs les deux. Le modèle actuel crée, en réalité, plus de silence. SeulEs quelques spécialistes ont accès à des informations sur ce qui s’est passé, mais on attend de chacunE qu’ielle prenne position. Il y a peu de transparence dans ces processus.
Dans une volonté compréhensible de ne pas raviver des blessures morales ou faire plus de mal encore, nous parlons interminablement et de façon abstraite alors qu’un moment ou une dynamique entre deux personnes se retrouve cristallisé et rien ne change ni ne progresse. Les « agresseurEs » se retrouvent résuméEs à leurs pires moments et les « survivantEs » se construisent une identité sur la base d’expériences de violence, les maintenant souvent dans cet état émotionnel. La communication prudente et non-violente du modèle de l’accountability ne permet pas de guérir. J’ai vu ces processus diviser beaucoup de milieux, mais je ne les ai pas vus aider des personnes à avoir du soutien, à reprendre du pouvoir ou à se sentir à nouveau en sécurité [safe].
Le viol détruit : la perte du contrôle de ton corps, la façon dont ce sentiment d’impuissance resurgit à ta mémoire, la façon dont cela prive de toute illusion de sécurité ou de santé mentale. Nous avons besoin de modèles qui aident les personnes à reprendre du pouvoir et nous devons dénoncer le modèle actuel de rétribution, de contrôle et d’exclusion pour ce qu’il est : de la vengeance. Il n’y a rien de mal à la vengeance, mais ne prétendons pas qu’il ne s’agit pas de pouvoir ! Si nous avons recours à l’humiliation et aux représailles, soyons honnêtes là-dessus. Choisissons ces outils si l’on peut dire en toute honnêteté que c’est ce que l’on veut faire. Au cœur de cette guerre, nous devons améliorer nos aptitudes au conflit.
L’abus et le viol sont des conséquences inévitables de la société malade dans laquelle nous sommes obligéEs de vivre. Nous devons l’éviscérer et la détruire, mais en attendant, nous ne pouvons l’éviter, ni ne pouvons-nous éviter les façons dont elle affecte nos relations les plus intimes. Je sais que dans ma propre vie, et dans ma lutte pour mon émancipation, me mettre en paix avec les pires conséquences de mon combat contre le patriarcat a été un processus important. Me confronter au fait de m’être faite violer a été un élément important pour comprendre ce que cela signifiait de choisir d’être en guerre contre cette société.
Le viol a toujours été utilisé comme un outil de contrôle, brandi comme une menace de ce qui arriverait si je continuais à vivre, à travailler, à m’habiller, à voyager, à aimer et à résister de la façon dont j’ai choisi de le faire, en étant queer et en affichant un genre ambiguë. Ces avertissements n’avaient pas d’emprise sur moi. Je savais parfaitement que ce n’était qu’une question de temps, peu importe le genre de vie que je choisissais, parce que mon genre socialement assigné me met dans un risque de viol permanent. J’ai été violée au travail et il m’a fallu du temps pour réellement nommer cette agression comme un viol. Une fois la douleur, la rage et la colère atténuées, ce que j’ai principalement ressenti après que ça se soit passé, c’est un soulagement. Le soulagement que ce soit enfin arrivé. J’avais attendu toute ma vie pour que ça arrive, ce n’était pas passé loin à plusieurs reprises, et enfin, je savais ce que ça faisait et je savais que je pouvais le surmonter.
J’avais besoin de ce sale coup. J’avais besoin d’une bonne raison pour ce sentiment d’être traquée qui a émergé après le viol, le meurtre et la mutilation de mon amiE quelques années plus tôt. J’avais besoin que quelqu’unE me blesse et que je réalise que j’avais à la fois l’envie de le/la tuer et le contrôle nécessaire pour m’empêcher de le faire. J’avais besoin de chercher de l’aide et d’être déçue. Parce que c’est comme ça que ça se passe. Demandez aux survivantEs que vous connaissez, la plupart ne s’en sortent pas en ayant l’impression d’avoir été soutenuE. Nous avons suscité des attentes mais en vérité nos histoires sont toujours aussi merdiques.
J’étais en voyage à l’étranger quand c’est arrivé. La seule personne à qui j’en ai parlé a appelé la police contre ma volonté. Ils ont fouillé la scène de « crime » sans mon accord et on prélevé des échantillons d’ADN parce que je ne m’en étais pas débarrassée. Savoir que, dans un moment de vulnérabilité, j’avais accepté de subir des pressions qui me poussaient à participer à une démarche policière contre mes convictions politiques m’a fait me sentir encore pire que le fait d’avoir été violée. Je quittais la ville peu après pour ne pas avoir à subir les pressions de mon « amiE » qui me poussait à coopérer encore plus avec la police. Le seul moyen pour moi d’avoir un minimum de sensation de contrôle durant cette période a été de prendre en main la punition de mon violeur.
J’ai réalisé que je pouvais aussi utiliser les menaces, la colère et la violence implicite comme des armes. Après ma première expérience de « soutien », j’ai décidé de faire ça seule. A ce moment, je ne pouvais penser à personne qui puisse m’aider, mais ça allait parce que j’ai réalisé que je pouvais y arriver seule. Presque n’importe où ailleurs, je pense que j’aurais pu demander à des amiEs de m’aider. La culture de la non-violence n’a pas complètement imprégnée toutes les communautés dans lesquelles j’évolue. Le manque d’affinité que j’ai ressenti était dû au fait d’être de passage dans cette ville, mais je ne pense pas que s’être vu offrir une médiation plutôt qu’une confrontation constitue une expérience particulièrement unique. Dans le cas d’une agression sexuelle, je pense que les représailles violentes sont appropriées, et je ne pense pas qu’il faut qu’il y ait un consensus à ce propos. Mettre en avant des modèles qui promettent de faire des médiations au lieu de permettre la confrontation isole les personnes et les aliène. Je ne voulais pas de médiation, que ce soit à travers des voies légales ou non. Je voulais me venger. Je voulais qu’il se sente impuissant, apeuré et vulnérable de la même façon qu’il me l’a fait sentir. Après une agression sexuelle, il n’y a pas vraiment de sécurité [safety], mais il peut y avoir des conséquences.
Nous ne pouvons pas fournir un espace safe aux survivantEs. De manière générale, un espace safe n’existe pas en dehors d’amitiés proches, de quelques membres de la famille et des affinités occasionnelles. Nos modèles actuels d’accountability souffrent d’une surabondance d’espoir. Laissons tomber les fausses promesses des espaces safe. Nous ne nous mettrons jamais touTEs d’accord là-dessus. Admettons que guérir est difficile et que tout espoir d’un changement radical de comportement est illusoire quand il s’agit d’agressions. Nous avons besoin de différencier agression physique et abus émotionnel : les prendre ensemble sous le terme général de violence interpersonnelle ne sert à rien.
Les cycles de l’abus ne disparaissent pas comme ça. Ce schéma merdique est très récurrent : beaucoup d’abuseurEs ont été abuséEs et beaucoup d’abuséEs deviennent abuseurEs. Ces dernières années, j’ai regardé avec effroi le langage de l’accountability devenir un terrain facile pour une nouvelle génération de manipulateurEs émotionnelLEs. Il a été utilisé pour mettre au point un nouveau type de prédateurE anti-conformiste : cellui qui a été nourriE au langage de la sensibilité et qui utilise l’illusion de l’accountability comme monnaie d’échange communautaire.
Alors d’où vient la vraie sécurité [real safety] ? Comment la mesurer ? La sécurité vient de la confiance et la confiance est quelque chose de personnel. Cela ne peut être ni discuté ni approuvé par un tampon officiel au niveau d’une communauté. Mon amantE “safe” pourrait être ton abuseur secret et mon ex toxique et codépendantE pourrait être ton confident bienveillant et éprouvé. On ne se débarrasse pas facilement de la culture du viol, mais tout dépend du contexte.
Des personnes créent des échanges sains ou malsains en étant en relation avec d’autres personnes. Il n’y a pas, par essence, de « taréEs », de « guériEs », ou de « safe ». Ça change avec le temps, selon les circonstances et dans chaque nouvelle histoire d’amour. J’ai observé, mal à l’aise, ce glissement par lequel l’abus « émotionnel » est devenu une raison courante pour amorcer un processus d’accountability.
Le problème en utilisant ce modèle pour l’abus émotionnel, c’est qu’il s’agit d’une dynamique malsaine entre deux personnes. Alors, qui est là pour l’invoquer? Qui est là pour brandir ce pouvoir dans la communnauté ? (Et soyons honnêtes, il y a du pouvoir dans le fait de demander à quelqu’unE de rentrer dans un processus d’accountability). Les personnes dans des relations malsaines ont besoin de pouvoir en sortir sans que ceci tourne en tribunal populaire contre cellui qui a été assez malchanceuxE pour ne pas se rendre compte d’une mauvaise dynamique ou pour ne pas avoir crié à l’abus en premierE. Ces processus accentuent souvent les jeux de pouvoirs malsains et réciproques entre les parties blessées. On pousse les genTEs à choisir un côté et pourtant, aucun conflit direct n’amène ce genre d’imbroglio à un début de résolution d’aucune sorte.
Utiliser les modèles d’accountability développés toutes ces années auparavant pour s’occuper de violeurEs en séries dans la scène radicale n’a pas servi à grand-chose quand il a fallu aider des personnes à sortir de relations codépendantes et nuisibles. L’abus émotionnel est un terme hyper vague et dur à définir. ChacunE l’interprète différemment.
Si quelqu’unE te blesse et que tu veux le/la blesser à ton tour, alors fais-le, mais ne prétend pas qu’il s’agit de guérison mutuelle. Appelle ce renversement de pouvoir comme ce qu’il est. Il n’y a pas de problème dans le fait de vouloir reprendre le pouvoir et il n’y a pas de problème dans le fait de le prendre, mais ne fais jamais à quelqu’unE d’autre quelque chose que tu ne pourrais pas supporter que quelqu’unE te fasse si les rôles étaient inversés.
Celleux qui ont tendance à avoir recours à la violence physique pour acquérir du pouvoir doivent se voir donner une leçon dans un langage qu’ielles comprendront : le langage de la violence physique. Celleux qui sont bloquéEs dans des relations malsaines ont besoin d’aide pour examiner une dynamique mutuelle et en sortir, et non pour désigner des coupables. Personne ne peut décider qui mérite ou non de la compassion en dehors des personnes directement impliquées.
Il n’y a aucun moyen de détruire la culture du viol par la communication non-violente parce qu’il n’y a aucun moyen de détruire la culture du viol sans détruire la société. En attendant, arrêtons d’attendre le meilleur ou le pire des genTEs.
J’en ai marre de l’accountability et de son manque de transparence. J’en ai marre des médiations. J’en ai marre de masquer les échanges de pouvoir. J’en ai marre de l’espoir.
J’ai été violée.
J’ai manipulé le pouvoir de façon injuste dans mes relations intimes.
J’ai eu des relations sexuelles qui m’ont appris à améliorer mon consentement.
J’ai le potentiel pour être aussi bien une survivante qu’une agresseuse, une abusée ou une abuseuse. Comme nous touTEs.
Ces catégories essentialistes nous desservent. Les genTEs violent, mais très peu de genTEs sont des violeurEs lors de chaque rapport sexuel. Les genTEs abusent les unEs des autres : cet abus est souvent mutuel et cyclique et les cycles sont difficiles si ce n’est impossible à modifier. Ces comportements changent selon le contexte. Par conséquent, il n’y a pas d’espaces safe.
Je veux que nous soyons honnêtes sur le fait que nous sommes en guerre (avec nous-mêmes, avec nos amantEs, avec notre communauté « radicale »), parce que nous sommes en guerre avec le monde dans son ensemble et les vrilles de la domination existent en nous-mêmes et affectent beaucoup de choses que nous touchons, de genTEs que nous aimons et de celleux nous blessons.
Mais on ne se résume pas à la douleur que l’on inflige aux autres ou à la violence que l’on subit.
Nous avons besoin de plus de communication directe et quand ceci n’aide pas, nous avons besoin de plus d’engagement direct dans tous ces aspects, des plus trash aux plus glam. Aussi longtemps que nous nous rendrons vulnérables aux autres, nous ne serons jamais safe à proprement parler.
Il n’y a que les affinités et la confiance gardée. Il n’y a que la confiance perdue et la confrontation. La guerre n’est pas prête de se terminer. Améliorons nos aptitudes au conflit.

Note
1 L’accountability désigne le fait d’être tenuE pour responsable de quelque chose, de prendre ses responsabilités pour quelque chose, d’assumer une faute ou une action. [NdT]